dimanche, avril 16, 2006

The New World

Le Nouveau monde de Terrence Malick s’inspire de l’histoire de Pocahontas (c.1595 - 1617), jeune amérindienne de la tribu des Powhatans qui fut celle que rencontrèrent les colons anglais de Jamestown, Virginie, en 1607. L’histoire de Pocahontas est célèbre mais contestée, tant au niveau des faits qu'idéologiquement. Ce qui semble acquis, c’est qu’à l’âge d’environ 18 ans, la jeune femme, venue vivre chez les colons (sans doute suite à un enlèvement) prend le nom de Rebecca, se convertit au christianisme et épouse un veuf de 28 ans, Jack Rolfe, dont la première femme était morte en route vers la colonie, victime du naufrage qui devait inspirer La Tempête de Shakespeare. Quelques années plus tard, Pocahontas part avec son mari et leur jeune fils en Angleterre pour être reçue à la Cour en tant que princesse de sa nation. Mais elle meurt peu de temps après le départ du voyage de retour, et est enterrée dans le Kent. Elle avait 21 ans.

L’épisode le plus célèbre, et le plus controversé, de la vie de Pocahontas, est celui que rapporta le premier chef (jusqu'en 1609) de la colonie, John Smith, de l’intervention qu'elle avait faite pour sauver sa vie lorsqu'il était prisonnier des Powhatans. Selon Smith, au moment où il devait être exécuté, Pocahontas (elle était alors âgée de 12 ou 13 ans) se serait interposée devant les bourreaux en implorant pour lui la grâce. A partir de ce moment, les deux deviennent amis, et Pocahontas interviendra à nouveau par la suite pour tenter d'apaiser les relations entre colons et autochtones.

Le Nouveau monde ne fait pas l'unanimité. On a reproché à Malick: ses écarts par rapport aux faits, en ce qu’il reprend à son compte la légende historiquement infondée d’une histoire d’amour entre Smith et la fille, son esthétique ‘publicitaire’ (de beaux corps chorégraphiés sur fond de beaux paysages vierges, etc.), sa vision naïve et rousseauiste des amérindiens, la lenteur du film, son côté mystique et transcendentaliste ...

A mon sens, de telles critiques passent à côté de ce que le film apporte de particulièrement intéressant. Tout d’abord, son évocation de l’évolution des rapports indien-colon, surtout dans le thème essentiel de l’occupation de l’espace. C’est un choc entre deux civilisations, bien sûr, mais tout d'abord entre deux manières différentes d’occuper de l’espace -de son corps, ses gestes, ses habitations-, et de délimiter la frontière entre la partie qui est publique, ouverte à tous, et celle qui est privée. Soit un espace qui est public, en ce qu'il n'est soumis à aucun titre de propriété. Mais il y a un corps qui l’occupe, et ce corps est une intimité, un espace lui-même. Inviolable. Donc violable. Un nouvel espace se crée, où les règles sont à réinventer, où les personnes ne savent se comporter les uns par rapport aux autres. On a ici en microcosme, dans cette incompréhension réciproque par rapport à l’espace et à la façon de l’occuper, toute la tragédie qui va se jouer par la suite entre la nouvelle population et l’ancienne, entre colonisateurs et colonisés.

Le corrélatif d’un espace public occupé par un corps, c’est un corps regardé. Le Nouveau monde nous présente le regard sous ses multiples aspects, c’est un film qui regarde regarder (thème annoncé dès la première séquence, qui nous montre l'arrivée des navires anglais sous les regards captifs des indiens). Regard ostensible, regard discret. Regard de curiosité, regard de dégoût. Regard qui envahit, regard qui accueille, regard qui repousse. Le regard qui précède une rencontre, le regard qui provoque de la violence. Regard qui change tout.

Deux personnes se regardent. Une fille regarde un homme. L’homme regarde à son tour la fille. Ils ne le savent pas, mais ils sont déjà changés, par leur manière unique de regarder, de se regarder. Ils ne sont plus tout à fait de ceux dont ils proviennent. Ils ne sont plus tout à fait qu’à eux deux.

Mais l’homme, Smith, abandonnera la fille, Pocahontas, celle qui le tient pour son dieu et son destin, celle qui pour cet amour a été expulsée par son peuple. Entre l’appel d'un amour qui le met en danger dans la fondation même de son identité, et celui d'une gloire patriotique qui ne lui ferait risquer que sa vie, Smith entendra le second. Entre ce qu’il connaît et ce qu’il ne connaît pas, il choisit ce qu’il connaît. Et condamne ainsi celle qui se croit sa femme à une vie sans vie, une présence spectrale parmi un peuple inconnu, une survivance non-regardant et non-regardée.

Sauf qu’il y aura pour elle une seconde chance. Une nouvelle vie. Un nouveau monde: Rolfe, autant victime qu'elle, et qui de ce fait saura porter un regard sur elle, et la verra au-delà de son invisibilité aux autres. Il la regarde et voit quelque chose en elle dont elle ne se serait pas doutée, la possibilité d’un rachat, d’un amour non pas comme exil au monde et à la communauté, mais comme partenariat au sein du monde, d’une domesticité.

C'est à mon sens de ceci, qu'il réussisse à rendre si réel et émouvant ce deuxième amour de Pocahontas, si différent de la grande passion du premier, à côté duquel il aurait pu paraître terne et décevant, que Le Nouveau monde tire sa plus grande gloire. Et cette leçon - que sur les cendres d'une passion si absolue que sa mort semble appeler celle même de la personne qui l'a éprouvée, que sur les cendres de cet amour un deuxième peut naître - c'était déjà un peu le thème du deuxième film de Malick, Les Moissons du ciel, tourné 30 ans auparavant.

La petite histoire et la grande se rejoignent. Smith, pour toutes ses qualités, n'est qu'un aventurier, un défricheur. Rolfe est un colonisateur. L’un découvre un nouveau monde, s'en laisse éblouir, mais finalement l'abandonne. L’autre le fonde. Foyer, famille, entreprise. Une femme, un fils, une plantation. Début d’une histoire, début d’une colonie, prémices d'une nation. Un monde.

Ce que le Nouveau monde nous présente finalement, c'est une vision de la fondation d'un 'monde' dans l'établissement de la domesticité, et l'établissement de la domesticité dans un acte de rachat - ce qu'on appelle l'amour -, un acte fondé sur un regard. Une vision assez traditionaliste, certains diront apologiste, mais très puissante. Et dans les dernières scènes du film, qui nous ramènent dans l'ancien monde et qui comportent, avec le retour de Smith, la mise à l'épreuve de l'union de Rolfe et Pocahontas, une vision qui atteint au sublime.
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Pour une interprétation diamétralement opposée à la mienne, lisez:

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3476,36-741232@51-733340,0.html